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Cet article est le second d’une réflexion sur l’éthique dans l’industrie logicielle, suite à divers faits d’actualité, notamment la démission de Richard Stallman traitée dans le précédent article et les relations entre l’entreprise Chef et l’ICE traitées ici.

Chef est une entreprise éditant un logiciel éponyme dont le but est (grosso-modo) d’automatiser l’installation d’une infrastructure logicielle. Cette entreprise a récemment fait l’actualité suite à la découverte de Seth Vargo. Cet ancien employé de Chef a constaté que l’un des plugins qu’il a développé était vendu, entre autres, à l’ICE (Immigration and Customs Enforcement, l’office américaine en charge de l’immigration et du contrôle des frontières).

Il faut savoir que l’ICE est actuellement au cœur de différents scandales pour le traitement qu’elle inflige aux immigrés, notamment aux enfants. Cette situation a mené Seth Vargo vers un cas de conscience. Difficile pour lui de dormir sur ses deux oreilles sachant que le logiciel qu’il a participé à créer et qu’il continue de maintenir est vendu à une structure qui va à l’encontre de ses valeurs. C’est pour cette raison que Vargo a demandé publiquement des explications à son ancien employeur et sans avoir eu de réponse dans les 48 heures qu’il s’était laissé, a décidé de supprimer la source du plugin rendant son utilisation impossible pour l’ensemble des personnes qui l’avaient acheté.

L’argument de Vargo est simple : en tant que développeur, il considère qu’il a l’obligation morale d’éviter que son travail soit utilisé pour faciliter le fonctionnement de structures dont il juge le comportement condamnable.

Sur le site web de Chef, on peut lire que l’entreprise est fière de porter les valeurs d’une communauté riche dans sa diversité et son inclusivité. Pourtant, après avoir rétabli l’accès au plugin, la réaction publique des dirigeants de l’entreprise peut se résumer à « Nous proposons des solutions techniques à ICE qui est un client comme un autre. Et la cruauté envers les enfants c’est mal. Nous sommes un prestataire technique ». Ils annonceront quelques jours plus tard qu’ils ne renouvelleront pas leur contrat avec l’ICE une fois celui ci venu à son terme (pour information, le contrat s’élève à $95000).

A l’instar de l’affaire Stallman, on a le sentiment que la décision relève plus de la gestion du bad buzz que d’une véritable prise de conscience.

Il faut dire que le sujet n’est pas non plus totalement tranché. A quel moment un·e professionnel·le est en mesure de décider que les agissements d’un·e client·e sont suffisamment contraires à ses valeurs pour se séparer de ce·tte client·e ?

On peut débattre sur le fait que toute structure professionnelle (entreprise ou indépendant·e) est capable de dire non à une partie de sa clientèle. Et si les finances de l’entreprise le permettent, il est également possible que d’autres facteurs entrent en jeux, comme le fait d’avoir un système où la décision peut être éclatée (par exemple avec des actionnaires ou, à l’opposé, un système en holacratie).

Il faut aussi savoir définir clairement les valeurs de l’entreprise. Comment s’expriment elles dans le quotidien de l’entreprise ? Où place-t-on la limite entre GO et NO-GO ?

Ces questions montrent que le sujet n’est pas simple.

En tant qu’employé·e, il faut également savoir (et pouvoir !) se positionner.

On peut également voir dans l’histoire de Chef une double trahison. Vargo s’est senti trahi par Chef dont les valeurs réelles ne coïncidaient plus avec les valeurs affichées, celles pour lesquelles il s’était engagé. Il faut aussi considérer que Chef peut se sentir trahi par Vargo qui n’avait peut-être pas, en tant qu’ancien salarié, à interférer dans son business à la façon d’un justicier (ou, de façon plus modérée, d’un militant)

Oliver Queen en tant que Green Arrow, justicier masqué

 

L’histoire de Chef, comme celle de Stallman peut être (et a été) interprétée de différentes façons suivant le placement de notre propre curseur moral. Vous avez peut être identifié le mien au cours de ces articles, mais je ne prétends pas détenir la vérité, si tant est qu’il y en ait une.

Une chose est sure en revanche, l’informatique a pris une telle importance que l’impact de notre industrie sur la société (et vice versa) est loin d’être neutre, et la morale doit être un point de vigilance au quotidien si l’on ne veut pas que les dérives nous entrainent dans un cercle vicieux rendant les actions amorales progressivement acceptables socialement.